La fabrique des données: une bonne idée?

Gnothi seauton (traduit en latin par Nosce te ipsum ou temet nosce) est une expression signifiant « Connais-toi toi-même ». Elle était l’une des trois maximes gravées au fronton du temple d’apollon à Delphes.

L’entreprise doit se connaître elle-même et connaître son environnement

l’entreprise correspond à la plus petite combinaison d’unités légales qui constitue une unité organisationnelle de production de biens et de services jouissant d’une certaine autonomie de décision, notamment pour l’affectation de ses ressources courantes

DECRET N° 2008-1354 DU 18 DECEMBRE 2008 RELATIF AUX CRITERES PERMETTANT DE DETERMINER LA CATEGORIE D'UNE ENTREPRISE POUR LES BESOINS DE L'ANALYSE STATISTIQUE ET ECONOMIQUE
Dans le monde économique tel qu’il est actuellement, les entreprises font face à l’impératif de savoir exploiter des données métiers numérisées afin d’en tirer de la connaissance utile à la fois pour des décisions d’orientations stratégiques ou pour optimiser leur fonctionnement opérationnel.
Fondamentalement, les données utiles à l’entreprise sont celles qui servent ses buts en lui permettant de prendre des décisions, ou contrôler l’effet de ses décisions.

L’entreprise est une entité économique qui a un pouvoir décisionnaire (sur éventuellement une combinaison d’entités légales). Elle est par définition en mouvement, elle entreprend des actions, elle conduit des affaires, dont elle escompte des résultats en lien avec des objectifs, sur la base d’hypothèses de cause à effet, tout en devant veiller à agir dans un sens non susceptible de nuire à autrui.

Pour prendre des décisions, cette unité économique doit aussi bien se connaître elle-même que comprendre le contexte de son marché, et sa situation sur ce dernier. Il lui faut « se réfléchir », c’est-à-dire créer une représentation conceptuelle du système entreprise dans laquelle elle visualise l’environnement avec lequel elle entre en interaction et ses propres composantes, pour déterminer les capacités existantes et celles nécessaires à une évolution pérenne.

Les données de la « connaissance » de l’entreprise : de la théorie à la pratique.

Cette représentation de l’entreprise contient des descriptions explicites et partageables de ses finalités, offres, biens et/ou services objet de ces offres ainsi que des cibles clients, des clients actuels, des activités pour produire, vendre, distribuer ses biens et/ou services, des relations dans son écosystème et de ses initiatives en cours pour se maintenir ou se développer sur son marché.
Il semble logique de trouver cette représentation dans le système d’information, cet ensemble organisé de ressources visant à collecter, stocker, traiter, véhiculer, les entités informationnelles de l’entreprise.

Mais les systèmes d’informations n’ont pas été conçus historiquement pour « réfléchir » l’entreprise. Ils ont été construits par agrégats de fonctions de calcul, puis de fonctions d’automatisation, besoin métier par besoin métier. Ces fonctions sont traduites en instructions qui manipulent des données numériques. Lesquelles, souvent, ne sont pas interprétables en dehors des algorithmes des applications qui les utilisent ou des bases de données qui les stockent. Par exemple, la lecture d’un texte semi-structuré peut mener à de possibles interprétations ambigües si l’on n’a pas lu la notice explicative de sa structure.

représentation de densités de population

Que comprendre sans le titre? (Building Density on Residential polygons, Nottingham – image from flickr SK53 OSM -licence CC-By-SA 2.0)

Les données numériques ne sont pas des unités de connaissance autonomes

Quand bien même on arrive parfois au niveau d’une réflexion ou le SI automatise des processus d’entreprise, on ne fait que manipuler des structures de données propre à des solutions spécifiques. Or ces données numériques ne sont pas des unités de connaissance autonomes. Sans connaissance de l’application (et/ou solution) on ne sait pas les lier à un sens déterminé, ni à les lier à d’autres concepts, ni à les interpréter en fonction d’un contexte.

Loin de constituer une représentation dynamique, fidèle et jumelle des connaissances de l’entreprise, et disposer de connaissances pour action, les systèmes d’information sont des collections d’outils manipulant des données dont les structures sont souvent spécifiques à une solution. Cette dernière répond à des objectifs et à des besoins au moment où ils sont formulés. Elle est située dans un espace temporel et ne s’adapte pas sans effort à des situations nouvelles. Sans modèle unifié et évolutif pour représenter les informations nécessaires à la connaissance de l’entreprise, chaque outil interprète l’information selon son modèle et son objectif d’usage. Il ne peut inter-opérer avec d’autres que sous réserve de créer un modèle de traduction. Ce qui complexifie l’opération de relier des données dispersées pour en tirer de la connaissance.

En outre, les systèmes d’informations des entreprises suivent les aléas de ces dernières ainsi que leurs évolutions pour s’adapter au marché. A force de réorganisations, de fusions et d’acquisition, ils se retrouvent faits de briques parfois redondantes, rarement homogènes et encore moins alignées avec une même stratégie. Les données ne sont pas naturellement « unifiées ».

La data fabric : la solution unificatrice ?

Les éléments clés de la data fabric selon le gartner

Plus l’entreprise est vaste, plus elle a de métiers différents, plus elle a de solutions différentes. Plus elle a de solutions, plus elle a des sources de données variées, sous différents formats et différentes structures. S’il n’existe pas de représentation globale à partager dans toute l’entreprise, faisant l’objet d’un accord formel, sur la signification des entités informationnelles de l’entreprise, ce qui les caractérise et comment elles sont liées entre elles, on voit mal comment l’entreprise pourrait rapidement consolider des données traitant des mêmes choses ou bénéficier de capacités à relier les données pour mieux comprendre sa situation. Surtout si elles sont dispersées dans différentes applications sans qu’il y ait la moindre standardisation.

Le concept de data fabric porte dès lors sur la construction d’une architecture logique unifiée de données destinées à fédérer et connecter les données de l’entreprise, avec des couches de présentation, de gestion des connaissances, d’intégration, au-dessus de toutes les sources de données de l’entreprise, quel que soit leur format, leur nature ou leur stockage physique.
Cette fabrique des données serait la clé pour les gouverner, en tirer de la connaissance utile et avoir des systèmes inter-opérables.

Ceci amène néanmoins à deux réflexions. La première est qu’on ne gouverne pas les données. La seconde est qu’une data fabric utile doit se doter de mécanismes de « fabrique de connaissances ».

On ne gouverne pas les données, on gouverne une organisation.

Des données ne se dirigent pas. Car elles n’ont pas de volonté, ni de sens, indépendamment de tout contexte. Toutefois, si on sait les exploiter, elles peuvent fournir de l’information utile et nous permettre de déduire des faits. Cela nécessite de relier la donnée à l’information qu’elle véhicule, une instance d’un concept, une de ses caractéristiques, et identifier également ses liens de sens avec d’autres données et concepts associés. Car une information n’éclaire un choix que si on peut la contextualiser dans l’environnement de l’entreprise.

Ce qui conduit à une problématique de gouvernance d’entreprise. En tant qu’unité organisationnelle, cette dernière a un but, à contrario des données. Un but qu’elle définit, revoit ou ajuste, grâce à des informations synchrones à ses actions et à sa situation. C’est le principe moteur de la « boucle stratégique » définie par Donald N.Sull, du MIT. Dans son article de 2007 « Closing the Gap Between Strategy and Execution » il soulignait combien, sur des marchés incertains et volatiles, « la vision linéaire traditionnelle de la stratégie « planifier puis exécuter » est terriblement inadéquate car elle empêche les gens d’incorporer de nouvelles informations dans l’action.« 

Aussi proposait-il aux entreprises d’envisager la stratégie comme une boucle itérative en 4 étapes : make sens : donner sens à la situation , make choices : faire des choix, make things happen: faire que les choses arrivent, make revisions : faire les réajustements nécessaires.
L’usage du verbe « make » insiste sur l’action. Il y a un mouvement inhérent à la volonté d’entreprendre, mais on ne peut entreprendre sans donner un sens à la situation. En stratégie, mieux vaut bouger en visant une direction.

Comment fabriquer des connaissances utiles?

Quel savoir nous permet d’interpréter ceci comme un avertissement? (image source from flickr , Coghlan, licence CC-By-SA 2.0)

La première étape de la boucle stratégique a pour objectif de développer un modèle mental partagé de la situation, pour donner du sens aux décisions d’actions. Et si ce modèle mental partagé pouvait être formalisé dans un modèle sémantique ? Le partage serait forcément optimisé. On pourrait ensuite tracer les actions possibles, arbitrer sur l’usage des ressources et interpréter des résultats, grâce à des données de suivi.

On peut utiliser ses connaissances pour fabriquer des choses, ou les enrichir en fabriquant des choses. La connaissance précède l’action quand elle peut se transmettre. Toutefois, elle s’acquiert réellement et s’enrichit via l’action d’une pratique répétée. A condition d’avoir la capacité de se représenter clairement ce qui caractérise les situations de départ et d’arrivée ainsi que les étapes de transformation. Pour être assimilés, les concepts nouveaux doivent se fixer sur des connaissances déjà possédées.

Cependant, si la connaissance s’acquiert, peut-elle être fabriquée ? Car fabriquer consiste à faire un objet grâce à un travail sur une matière. Dans un monde de données numériques, la matière est celle des données. Fabriquer la connaissance à partir de données, c’est pouvoir les lier à un savoir, pour en développer un nouveau. Ce qui implique la capacité de les interpréter pour leur donner un sens, afin d’éclairer une situation et clarifier des options de choix ou un diagnostic.

Passer de la data fabric à la fabrique de connaissances

The W3C Web Ontology Language (OWL) is a Semantic Web language designed to represent rich and complex knowledge about things, groups of things, and relations between things. OWL is a computational logic-based language such that knowledge expressed in OWL can be exploited by computer programs, e.g., to verify the consistency of that knowledge or to make implicit knowledge explicit. »

OWL working group

La fabrique des données vise à rendre les données des entreprises inter-opérables pour les valoriser. Une telle valorisation ne sera efficace qu’à condition de fabriquer de la connaissance. Donc faire en sorte que les données manipulées puissent être rapportées à une base de connaissance pour en comprendre le sens, les relier et les enrichir. Il faut au départ un système de représentation des connaissances exploitable par les machines, pour une interopérabilité sémantique entre les sources de données. De simples glossaires ou catalogues de données dans une logique de classification, d’inventaire ou de taxonomie, ne suffisent pas.

Une ontologie est un modèle sémantique qui permet de décrire logiquement des connaissances riches et complexes à propos de choses ou de groupe de choses, ainsi que sur leurs relations entre elles. Elle est implémentée dans un langage de description compréhensible par les humains et les machines, tel que OWL , qui permet de créer des graphes de connaissances. De plus, une ontologie autorise des inférences dans les bases de connaissance. Par définition, l’ontologie sous forme de graphes, fournit elle-même un modèle flexible et évolutif. (pour en savoir plus, lire cet article)

Le moteur stratégique de la fabrique de données : une ontologie d’entreprise

Exemple de relations entre concepts inclus dans une ontologie sous forme de graphe

Si une organisation fait l’effort nécessaire pour définir de manière explicite un modèle unifié des concepts essentiels à ses prises de décisions stratégiques ainsi que leurs liens, sous forme d’ontologies, elle aura un levier pour franchir le fossé entre stratégie et exécution. En effet, elle pourra utiliser ce modèle comme pivot pour rapprocher toutes les sources d’informations disparates et interpréter leurs relations. Grâce à l’annotation sémantique des données avec des métadonnées se référant au modèle ontologique, on pourra toujours incorporer et intégrer de nouvelles informations.
Le make sense à base d’ontologie conduit à faciliter un « make choices », mais aussi à un « make things happen » et « make revisions ».

Dans la fabrique de données, l’enjeu n’est pas de gouverner des données. Cela n’a pas de sens dans l’absolu. L’enjeu est plutôt de fournir un système d’information pour guider les choix de l’entreprise et contrôler leurs effets. Or direction et contrôle sont les deux mamelles de la gouvernance d’entreprise.
La vraie question porte dès lors sur la représentation des connaissances qui permettra d’exploiter de l’information stratégique à partir de données numériques.

En traitant cette question, on peut fabriquer de la connaissance utile à la gouvernance.
Sinon, on a un système de données opportuniste de plus.

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5 comments

  • Voilà une fois de plus un article riche, dense, référencé qui nous aide à organiser notre compréhension de la construction automatique de connaissances utiles, fiables et de la place des ontologies dans ce cheminement. Au passage, l’auteure redresse certaines incompréhensions et erreurs logiques, comme celle de vouloir « gouverner » les données.
    Mais une pensée me taraude à chaque fois devant ces efforts remarquables de structuration. Pourquoi faut-il, encore et encore, à chaque fois recommencer ce travail de recadrage. Sommes-nous collectivement si obtus qu’il faille que des auteur(e)s comme Sabine Bohnké nous ramènent patiemment dans le territoire de la logique et du bon sens ?
    Il faut bien nous rendre à l’évidence, c’est la lutte inégale du pot de fer contre le pot de terre, le pot de fer étant ici le rêve marketté de La Solution simple et efficace à nos difficulté de gouvernance, à notre incapacité à décider dans un univers de plus en plus complexe.
    Cette solution n’existe pas, mais les décisionnaires en rêvent tellement qu’ils sont prêts à accepter les promesses les plus fallacieuses, pourvu que les sept voiles qui les parent soient suffisamment opaques pour en masquer les formes réelles.
    Ceci étant, suis persuadé que ces mêmes décisionnaires, s’ils étaient un beau jour confrontés à un outil magique capable de tenir ces promesses, se plaindraient sans doute du caractère par trop « boite noire » de la belle mécanique et refuseraient de s’en servir…
    Il va donc falloir nous contenter d’un lent, très lent apprivoisement des ontologies et de la démonstration, petits pas par petits pas, de leur efficacité remarquable dans la construction de véritables outil d’aide à la décision ! Une frustration majeure, mais pas une impasse, heureusement.
    Bon courage Sabine, et merci pour ces réflexions éclairantes….

  • « Une entreprise qui se connaît elle-même a dans ses mains toutes les cartes pour à la fois être efficace du point de vue opérationnel et évoluer dans et avec son contexte », Pascal Negros, 2023.

    Madame Bohnke, cette citation et votre article m’ont, pour le moins, inspiré.

    Comme vous le soulignez, en entreprise la fabrique de connaissances est un processus important mais complexe qui permet de soutenir la gouvernance en développant la connaissance et l’expertise de l’organisation. Aussi, l’utilisation d’ontologies semble un moyen efficace pour structurer et partager cette connaissance. Cependant, la mise en place et la maintenance d’ontologies soulèvent une problématique majeure : quelle est la « représentation des connaissances qui permettra d’exploiter de l’information stratégique à partir de données numériques » ?

    En effet, « les systèmes d’informations des entreprises suivent les aléas de ces dernières ainsi que leurs évolutions pour s’adapter au marché. À force de réorganisations, de fusions et d’acquisition, ils se retrouvent faits de briques parfois redondantes, rarement homogènes et encore moins alignées avec une même stratégie ». Vous livrez une première piste de réflexion à travers la proposition suivante : « Si une organisation fait l’effort nécessaire pour définir de manière explicite un modèle unifié des concepts essentiels à ses prises de décisions stratégiques ainsi que leurs liens […] elle aura un levier pour franchir le fossé entre stratégie et exécution ».
    Mais, car chaque entreprise à sa propre dynamique, au delà des contraintes liées à l’unification des systèmes informatiques, la fabrique de connaissances et l’utilisation de l’ontologie rencontrent des freins qui sont fonctions du contexte interne de l’entreprise (conflits d’intérêts, compétences des dirigeants, expertises, agilité, motivation…). C’est en partie ce qu’abordent Sophie Mignon, Philippe Chapellier et Agnès Mazars-Chapelon(1) en s’appuyant sur l’exemple spécifique de la comptabilité au service de la gouvernance.

    Tout d’abord, il faut reconnaître qu’il est très difficile d’avoir une représentation complète, par biais, inégalités et conflit d’intérêts, de tous les aspects d’une entreprise, ce qui impliquerait une ontologie incomplète et donc une fabrique de connaissance inefficace. Surtout, cela dépend de la motivation des parties, particulièrement dans le transfert de connaissance. Les enjeux ont tout intérêt à être communiqués, expliqués, compris et, surtout, partagés de tous.

    Ensuite, il n’est pas rare de manquer des compétences compatibles avec certaines expertises supports de la gouvernance, d’une part, encore moins avec la maîtrise des ontologies, d’autre part. Cela pose problème, autant dans le principe de transfert de connaissance, que dans la maintenance de l’ontologie.
    En outre, la valorisation d’événements imprévus, fortuits, pourrait être entravée par la rigueur de l’ontologie. En contrepartie, les boucles stratégiques seraient rendues plus réactives, moins inertielles, favorisant les « pivots d’opportunité ».

    Par ailleurs, pour être efficace, l’ontologie doit être alignée avec le dynamisme de l’entreprise et s’adapter à son évolution. Pourtant, synchroniser le temps de l’ontologie et celui de l’entreprise, eu égard à son inertie, sa taille, ses processus et sa gouvernance, tout en restant agile et concurrentiel, est une équation dont l’optimisation n’est pas triviale.

    En somme, la fabrique de connaissances en entreprise est un paradigme non moins complexe qu’essentiel. Elle nécessite l’utilisation de méthodes et d’outils, comme l’ontologie. Cependant, la mise en œuvre d’ontologies soulève plusieurs problématiques, notamment en ce qui concerne le choix du bon niveau d’abstraction, l’intégration du modèle de connaissances, la capacité d’exploitation, la prise de décisions fortuites et la maintenance de l’ontologie. Toutefois, en améliorant le transfert de connaissance, en nourrissant la motivation et en faisant « l’effort nécessaire pour définir de manière explicite un modèle unifié des concepts essentiels à ses prises de décisions stratégiques », il est possible de surmonter les difficultés et de créer une fabrique de connaissances au service de la gouvernance, agile et performante, qui puisse épouser la transformation continue de l’entreprise. En conclusion, l’ontologie, comportant autant de bienfaits, que de limites contextuelles, que de risques de désynchronisation et de désalignement, doit rester un soutien qui ne saurait aucunement se substituer à l’esprit critique, ni à l’intelligence de situation des décideurs.

    Dès lors, pour aller plus loin, ne pourrait-on pas étudier une association du concept anti-fragile à celui de la fabrique de connaissances  ?

    Cordialement,

    (1) Sophie Mignon, Philippe Chapellier et Agnès Mazars-Chapelon, « Les ressorts de la fabrique de la connaissance comptable en PE », Revue de l’Entrepreneuriat 2018/3-4 (Vol. 17), pages 41 à 74, Cairn.info, https://www.cairn.info/revue-de-l-entrepreneuriat-2018-3-page-41.htm (29/12/2022).

    • Merci de ce retour qui peut conduire à d’autres pistes de réflexion à approfondir. Je vais d’abord rapidement vous répondre sur trois points qui méritent qu’on s’y attarde un tout petit peu. La « complexité » supposée de l’ontologie, sa « rigueur » et son cycle de vie. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de difficultés dans la création et la maintenance d’ontologies, mais je ne suis pas complètement d’accord avec celles que vous soulevez, donc je vais apporter quelques précisions.

      Complexité + biais et difficulté à créer l’ontologie :

      A quoi pensez-vous comme périmètre et comme modèle de représentation des connaissances quand vous écrivez ontologie d’entreprise? Il ne s’agit pas de faire une représentation « complète ». En vérité, une approche qui consisterait à essayer de représenter tout le spectre de l’entreprise en une seule ontologie serait vouée à l’échec, je vous rejoins là-dessus. Il est beaucoup plus question d’avoir une approche de modularisation, de créer un réseau d’ontologies modulaires, avec un « noyau » (core model) qui est le lien entre les différents domaines de connaissance. Ce noyau n’a pas vocation à avoir beaucoup de concepts et de propriétés, mais le consensus optimum de méta-concepts voués à être réutilisées (cf. l’exemple de SAREF : https://saref.etsi.org/).
      Dans tous les cas, on crée une ontologie en fonction d’un périmètre d’usage. Ici j’évoque celui de la décision stratégique et de la modélisation des concepts au juste nécessaire de cette prise de décision. Nous parlons de méta-données et de méta-méta-modèles. Si toute entreprise a sa propre dynamique, toutes les entreprises partagent le fait d’avoir des produits et/ou services, des offres portant sur ces produits, des processus supportant les opérations, des rôles, des acteurs, des applications des SI avec des composants, etc. On peut très bien s’entendre sur un vocabulaire et des axiomes logiques pour exprimer ce genre de choses. L’ontologie GoodRelations, par exemple, exprime très bien les concepts les plus partagés pour le ecommerce (concepts de produit ou service, d’offre, de business entity, de localisation).

      Pour Semsimo, ce n’est pas une ontologie, mais des ontologies modulaires inter-reliées qui ont été créés (pour pouvoir traiter des choses nécessaires à la prise de décision dans les domaines de gestion des risques, de gestion financière, de gestion des ressources, de l’architecture applicative, des structures organisationnelles, de l’évaluation de la performance, etc.). J’affirme que les ontologies Semsimo s’appliquent à toutes sortes d’entreprises, parce qu’on manipule des concepts qui les concernent toutes.

      Quant à la conception d’une ontologie, dans un domaine de connaissance métier de l’entreprise, si vous découpez les ontologies par domaine de connaissance/d’usages, vous pouvez réduire les conflits d’intérêt et décider relativement bien du niveau d’abstraction dès lors que vous avez bien défini les questions de compétences que l’on souhaite résoudre au début de la démarche. Ne pas oublier que les ontologies servent à créer des bases de connaissances pour répondre à des questionnements … Les questions de compétences structurent l’approche de l’ingénierie ontologique. Ce sont elles qui permettent de déterminer le domaine de compétences que l’on cherche à représenter, de préciser les termes qui importent et les concepts et propriétés qui en découlent au bon niveau de granularité. En ce sens, elles sont les exigences fonctionnelles de la base de connaissance.

      Donc, en résumé, si on veut que ça marche, il faut qu’il y ait un premier cas d’usage pratique, pas envisager l’ontologie comme une abstraction de toute l’entreprise, mais envisager dès ce premier cas pratique que d’autres suivront et dès lors créer en même temps que l’ontologie du cas, le noyau, l’ontologie centrale de concepts à vocation de réutilisation.
      Au niveau des compétences :
      Tout le monde n’a pas besoin d’être ontologue et comprendre la logique de description. Il faut un(e) ontologue pour passer en logique formelle, et on discute avant avec les experts qui sont les sachants de l’entreprise du domaine étudié. Bien sûr, obtenir un consensus est difficile, particulièrement quand le périmètre est vaste et transverse à plusieurs domaines de connaissances. Or l’ontologie ne nécessite pas un consensus sur tout, mais juste sur son périmètre. Toute représentation est partiale et partielle. Le tout, c’est de bien comprendre à quoi ça sert. D’où à nouveau la formalisation indispensable des questions de compétences et le fait que le noyau ne peut être que sur quelques concepts assez génériques qui sont indiscutablement partagés par tous.

      Quant à la « rigueur » de l’ontologie qui ne permettrait pas de s’adapter à l’évolution, j’aurais tendance à vous dire qu’une base de connaissances de type knowledge graph fondée sur une ontologie, en particulier en OWL, permet de bien mieux s’adapter à l’évolution qu’une base de données relationnelles! On peut rajouter facilement des concepts et aussi gérer l’obsolescence de certaines propriétés. Il y a aussi une logique de gestion des versions en OWL. Ce qui est normal, la construction d’une ontologie étant par nature un processus cyclique et itératif, elle est prévue pour évoluer, les standards du web sémantique ont aussi été conçus avec cette évolution en tête. Même si tout n’est pas toujours simple dans un monde ouvert.

      La « rigueur » de l’ontologie, pour moi, c’est la rigueur de la description logique qu’il faut respecter pour avoir une ontologie cohérente qui soit autre chose qu’un vocabulaire/thesaurus. Quand vous parlez de « transfert de connaissance », il y a deux aspects. La difficulté à éliciter la connaissance qui est dans la tête des gens (les sachants) et la difficulté à partager sans erreurs d’interprétation cette connaissance. L’ontologie répond au deuxième point, car c’est une spécification formelle d’une conceptualisation partagée. Dès lors qu’on définit un terme dans l’ontologie, on lui donne une définition lisible par un humain (commentaire) mais on lui associe aussi un ensemble de caractéristiques (via des restrictions de propriétés par exemple), qui en font aussi une définition « logique » que machines et humains peuvent comprendre sans ambiguïté d’interprétation. Donc l’ontologie est le support même d’un transfert de connaissances rigoureux, du coup.

      Quant au cycle de vie, toute base de connaissances a besoin d’une logique de maintenance, parce que la connaissance n’est jamais figée. L’ontologie est la structuration d’une base de connaissance, on doit donc poser en effet la question de sa maintenance et du processus de demande d’évolution. Qu’il y ait un processus de demande d’évolution est important, pour garder une construction cohérente (logique formelle).

      Cela induit peut-être une rigidité, mais si l’ontologie sert à représenter les concepts les moins variants de l’entreprise, a priori, ils ne sont pas censés changer tous les jours. Ce sont les données qui changent vite. Les meta-données changent un peu moins vite. Par exemple, la notion « d’axe stratégique » c’est un concept qui devrait durer, quelle que soit l’agilité qu’on aura à changer d’axes pour s’adapter au marché et le nombre de changements d’axes. Donc si on change d’axes, on ne change pas le concept d’axe et des décideurs peuvent toujours voir à quel axe stratégique un business case est relié (et éventuellement à quels autres axes les anciens projets l’étaient). Du coup, si nous suivons les bonnes meta-données, nous avons d’ores et déjà une réflexion qui s’amorce sur une sorte d’approche « anti-fragile ». On se concentre sur le concept qu’on doit suivre, pas son instanciation temporaire.

      En traçant justement toutes ces méta-données associés aux projets et aux décisions passées, on peut voir ce qui fait qu’une décision rejetée à un moment peut devenir la meilleure à un autre. Enfin, je vous rejoins sur le fait qu’aucune technologie d’IA ne devrait se substituer à l’intelligence des décideurs. Mais au vu des situations complexes où nous sommes aujourd’hui, il y a peu de décideurs qui peuvent englober seuls la vision complète des situations. C’est là où un outil tel qu’une base de connaissance peut faciliter la décision collaborative.

      Bien cordialement,

      Sabine Bohnké.

  • Votre réponse est vraiment intéressante et elle mériterait le statut d’article 😉
    Merci beaucoup de compléter mon propos avec autant de profondeur.

    « A quoi pensez-vous comme périmètre et comme modèle de représentation des connaissances quand vous écrivez ontologie d’entreprise?  » En effet, se pose la question. Le périmètre que vous décrivez est certainement le plus approprié ; point trop bas pour rester maîtrisée, et donc utile, ni point trop haut, pour rester connectée aux contingences concrètes, et donc utile. Dessiner l’ontologie d’entreprise, trouver le bon niveau, relève plus de la réalisation particulière que de la réflexion globale. Chaque entreprise à son propre contexte, ses objectifs, ses capacités, sa motivation, mais surtout sa propre organisation.

    Ps : mon commentaire a fait l’objet d’un article un peu plus étayé sur : https://www.bossamuffin.com/scientis-review/revue-scientifique/
    D’ailleurs, dans la même rubrique, je prépare une petite réflexion sur la promotion des ontologies par le W3C.

    • Merci de m’avoir citée. Je vais sans doute suivre votre suggestion et publier un article sur les bonnes pratiques de représentation des connaissances liées aux ontologies (dont usage d’une upper ontology et d’une ontologie noyau, modularisation des ontologies, design patterns et aussi les principes FAIR, avec en particulier les portails/dépôts d’ontologies qui permettent la réutilisabilité). Deux questions pour alimenter votre réflexion sur la promotion des ontologies par le W3C: est-ce que la promotion des ontologies n’aurait pas aussi vocation aujourd’hui à passer par des « foundry » à l’image d’OBO (Open Biological and Biomedical Ontologies), ou IOF (Industrial Ontology Foundry) ou des communautés qui se spécialisent sur un domaine de connaissances et fournissent services et outils de publication/curation? Et que pensez-vous du rôle à jouer des organismes de standardisation autres que le W3C (tels l’ISO avec l’ISO/IEC 21838-2 qui normalise BFO comme top-level ontology, ou le NIST, ou l’ETSI avec SAREF, etc.)?

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