Ecosystèmes d’affaires, GAFAM et règles du jeu

Sommes-nous devant un paradoxe ?

Les écosystèmes d‘affaires/d’innovation sont des leviers de développement efficaces. En tablant sur la co-évolution des capacités d’acteurs en réseau, la synergie créée accroit la portée des efforts de tous. La logique d’écosystème,  propice à la diversité des intervenants, aboutit à la création de valeur pour l’ensemble des parties prenantes. Néanmoins, dans le secteur IT (Information Technology), elle a construit aussi une situation oligopolistique.

Après la convergence des médias et des technologies autour de l’échange d’information, nous sommes à l’ère de l’interaction virtuel-réel. Sur ce nouveau terrain de jeu des affaires, un petit nombre de sociétés ayant réussi à devenir des firmes pivots pour la plupart des usages du numérique, deviennent des super prédateurs. A la différence de ceux présents dans les écosystèmes biologiques, ici, leurs territoires traversent de plus en plus d’industries. D’autre part, ils prélèvent surtout des proies en bonne santé, capable de se reproduire et non des individus plus faibles. Ce qui peut représenter un danger pour l’équilibre général des écosystèmes d’affaires, freiner les diversités d’approches économiques et l’innovation.

En d’autres termes, il n’est peut-être pas très prudent d’importer ces super prédateurs dans tous les secteurs et des régulations s’imposent. Encore faut-il comprendre ce qui est en jeu. Car toute régulation devra aussi faire converger l’esprit des lois, leurs textes, et la technologie numérique pour les supporter. En particulier pour la protection des données, qu’elles soient privées ou biens communs numériques.

Les technologies du numérique se répandent dans tous les domaines, elles pénètrent plus que jamais la sphère du privé avec les objets connectés, mais envahissent aussi des domaines régaliens (la santé, l’éducation, l’infrastructure des transports …). Jusqu’à la défense, car les drones intelligents y sont clairement employés, entre autres usages.

Les GAFAM et BATX sont des super prédateurs sur un ensemble d’écosystèmes

Orques jouant? Crédit photo Luhai Wong, licence cc-by-NC-ND-2.0

Des grosses entreprises chinoises (BATX : Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) et américaines (GAFAM : Google Amazon Facebook, Apple, Microsoft), avec respectivement 2412 et 7637 milliards de dollars de valorisations boursière cumulées (au 2 février 2021), se disputent l’hégémonie mondiale sur les marchés, via l’économie de la connaissance et la mainmise sur les données. Elles développent toutes des produits déjà commercialisés ou des projets autour des huit technologies essentielles du futur dont la convergence révolutionne le monde des affaires , selon KPMG .

Chez les GAFAM, par nature, tout développement de produit et/ou service se réalise dans un écosystème d’affaires. Même si dans leurs approches stratégiques elles peuvent choisir des positionnements différents, elles construisent des socles de plateformes, dont les résultats en termes de ventes et de profits, sont multipliés par les interdépendances. Elles atteignent ainsi des positions hégémoniques en agrégeant les acteurs autour de leurs solutions.

Entre Apple et son écosystème verrouillé, avec une approche de leader et une volonté affirmée de faire adhérer (voir « coller ») l’utilisateur à un socle technologique qui limite les ouvertures aux concurrents, Google qui laisse croire à l’ouverture autour d’Android, pour mieux déployer sa mécanique d’applications et son moteur de recherche, Facebook et sa holding de réseaux sociaux, la logique est la même. Etre incontournable, une fois le pied dans la porte.

Ce qui conduit une entreprise comme Facebook à envisager le développement de son propre système d’exploitation. Ce qui a conduit Amazon à construire le sien sur Android. Ainsi l’Amazon App store fonctionne aussi bien sur le Fire OS que sur Android. Il faut savoir s’adapter aux nouveaux écosystèmes plutôt que de les concurrencer en frontal. C’est la leçon que Microsoft a probablement retenue d’anciennes guerres (en particulier pour l’open source et le cloud).

Le jeu des sept familles – sur quoi se positionnent les GAFAM ?

Comme le montre l’illustration ci-dessus, le champ de compétition est vaste et bouge beaucoup. Il est toujours intéressant de savoir qui voit qui comme son principal concurrent, à un moment donné. Aujourd’hui Google se méfie d’Amazon, qui grignote le marché de la publicité avec son moteur de recherche. Facebook se méfie d’Apple, qui lorgne sur la manne des données personnelles. Tout en prétendant être plus vertueux par le contrôle de ce que les autres font. Si la firme à la pomme a délaissé en 2011 la guerre médiatique contre Microsoft, c’était pour choisir Google en ennemi public n°1.

Les terrains changent, les guerres se profilent toujours à l’horizon. Apple a réalisé en 2019 24,48 milliards de dollars autour des « wearables » (vêtements, montres et accessoires connectés), ainsi que des équipements domotique (home devices). L’industrie du jeu, version numérique, n’est pas en reste non plus. Quand secteurs culturels, artistiques et touristique s’effondrent, il reste le divertissement par les nouveaux médias en ligne.

Tout le monde ne peut pas suivre le jeu

El rei, crédit photo Victor Vic, licence cc-by-sa 2.0

C’est un système complexe de co-opétition qui est en place, où le partenaire d’aujourd’hui peut être le concurrent de demain. On peut même être celui qui gagne le plus sur un segment en partant après les autres. Encore faut-il disposer des ressources financières. Tout dépend de la façon dont le marché répond aux différentes innovations, comment on peut les tester à l’échelle et la taille de la communauté d’affaires construite.

Les capacités d’investissement et l’atteinte d’une certaine masse critique permettent de  pivoter d’un domaine à un autre. Amazon en fait la preuve en 2006 avec AWS. Aujourd’hui, la firme détient la plus grande part du marché de l’IAAS. Tandis que Microsoft gagne le plus d’argent sur le terrain du cloud, tous modèles confondus (IAAS, PAAS, SaaS).

Chez les nouveaux big Five, on développe les mêmes types de produits mais on ne vend pas les mêmes choses. Les GAFAM sont toutes concurrentes sur de très nombreux segments, mais elles ne s’y trouvent pas pour les mêmes raisons. Certains segments sont des sources directes de revenus pour les uns (ex : OS pour Microsoft), un cheval de Troie ou une stratégie freebie pour d’autres (ex Android pour Google), grâce aux liens de dépendance entre composants. On vend ou on donne un produit pour pénétrer un autre marché.

Dans tous les cas, on a les capacités financières et les infrastructures pour tester des solutions, observer les comportements d’achats ou d’adhésion, séduire des partenaires, des clients, et in fine, par le jeu des alliances et du co-développement, se placer durablement sur un secteur. Voire, tous les secteurs prometteurs. Les investissements qui sont possibles à de tels mastodontes faussent le jeu de l’innovation. Le terrain est mouvant, il faut pouvoir suivre ou devancer.

Le podium des gains

Le podium des sept familles (au vu des chiffres d’affaires par segment)

Avec plus de 200 milliards de chiffres d’affaires sur les iphone, ipad, mac et appareils et accessoires connectés, Apple domine le podium de la vente d’équipements. Microsoft suit derrière, mais de loin, avec sa gamme de PC portables, tablettes surface, consoles Xbox. Ensuite vient Google. A la suite d’Apple, toutes les GAFAM se sont lancés sur le segment des « wearable et home devices ». Ces équipements destinés à envahir le quotidien et la vie privée de tous, jusqu’à vouloir superviser notre santé et notre imaginaire. Alexa, Google home, Siri, ne sont qu’une partie du puzzle. TV connectées, montres, oreillettes, casques, s’y rajoutent. Pour Facebook, cela prend la forme des équipements Oculus et de futures lunettes intelligentes.

En termes de solutions d’infrastructure, Amazon domine le marché IaaS avec AWS. Mais Microsoft est positionné sur un plus large spectre. Avec des applications en modes Saas, de nombreux logiciels pour les développements en entreprise, la firme gagne la partie avec plus de 40 milliards de dollars. Google est loin derrière, même avec une douzaine de milliards.

Microsoft reste le seul à vendre son OS (Windows entreprise). Chacun développe le sien, dans une optique de stratégie indirecte plus ou moins fermée. Amazon a bâti son fire OS sur l’Android open source de Google, Apple poursuit une logique de verrouillage autour de ses équipements avec des OS notoirement fermés. L’Android de Google (et variations) détient le plus d’installations, toutes plateformes confondues, mais Windows n’est plus très loin .

Du côté des usages applicatifs, avec sa suite de productivité Office (pour mieux travailler à distance ?), mais aussi ses applications d’entreprise (en Saas ou pas) et sa propre App store, Microsoft dépasse aisément le chiffre d’affaires néanmoins non négligeable qu’Apple, Google et Amazon tirent de leurs commissions sur la vente d’applications mobiles, en particulier, les jeux. Lesquelles sont loin d’être une source de revenu négligeable et se chiffrent à des dizaines de milliards.

Là où le bât blesse

Crédit photo Jack H. Smith. Canada. Ministère de la défense nationale. Bibliothèque et Archives Canada, PA-129781

On ne peut pas reprocher à des firmes innovantes ayant investi sur les technologies du numérique de « rafler la mise », mais l’innovation ne justifie pas tout. Côté monétisation des données, c’est incontestablement la logique de ciblage publicitaire qui prévaut.

Dans certains cas, tous les produits et services ne concourent qu’à cela, ou presque. En 2019, Google a tiré de ses services publicitaires plus de 134,8 milliards d’Euros dont 15 milliards via YouTube. Toujours en tête, il est suivi par Facebook avec 84 milliards (97% de son chiffre d’affaires). Tandis que la menace d’Amazon se profile à l’horizon, avec 14 milliards de revenus publicitaires. Améliorer sa visibilité via le moteur de recherche associées à la market place attire les sociétés et se monnaye. Microsoft a gagné, de son côté, via le search advertising (donc Bing), 7,6 milliards en 2019. Apple annonce aussi une « petite » somme de 2 milliards sur la ligne du ciblage publicitaire.

Quelles que soient les déclarations ponctuelles sur l’absence plus ou moins promise de publicité ou de traçage, et what’s app en a fait récemment les frais, il est difficile de résister à l’avidité du gain pour les super prédateurs.

Sur le dernier poste, les services d’abonnement à la diffusion de contenu multimédia, journaux, musiques, vidéos, ou autres, Apple et Amazon semblent au coude à coude, surtout depuis que les abonnements à la vidéo tirent le marché. En temps de confinement, le virus n’a pas eu raison des super prédateurs. il suffit de jeter un œil à leurs croissances respectives, même en excluant les revenus d’Amazon tiré du commerce de biens physiques (en ligne ou pas).

L’inquiétude de voir que ce que nous lisons, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous écrivons, dans l’espace numérique, se transformer en données pour nous faire croire, ou faire faire, quelque chose, n’est ni nouvelle, ni illégitime. Quand bien même cela ne concernerait que des actes d’achat.

Plaidoyer pour une transformation numérique démocratique

Père-Lachaise - Division 65 - Spuller 04L’ère de la transformation numérique a vu le triomphe des acteurs d’un oligopole sans frontières, pas seulement économique.

Rien ne semble aujourd’hui arrêter ces entreprises en situation oligopolistique de facto, exceptées des lois antitrust ou des taxations. Cela reste des outils difficiles à manier. Dans un monde d’interdépendances, dans une économie globalisée, à quelle échelle peut-on légiférer?

Cependant, on peut aussi voir le problème de cet oligopole sous un autre angle. La taille et les moyens en termes d‘infrastructure et de visibilité des big tech leur permettent aussi de fédérer des écosystèmes d‘innovation en fournissant des plateformes d’incubation à l’échelle.

Cela peut être bénéfique, en effet, pour tous les secteurs et tous les acteurs de l’écosystème, y compris de très petites structures. Les possibilités également de mobiliser de nombreux talents et innovations à la résolution de problèmes mondiaux communs, sont évidemment à valoriser en temps de pandémie. A condition que la logique des affaires ne déborde pas sur les droits des individus ou la souveraineté des états. Comme cela se passe actuellement et comme le souligne la lettre ouverte de Matias Döpfner à la présidente de la commission européenne.

D’ailleurs, les big tech ne sont pas le seul problème de l’univers numérique. Au-delà de la prédation à but commerciale des GAFAM, il y a du piratage industriel, des franchises de hackers, voire des états à comportement mafieux dans le cyber espace. Le cybercrime est une activité lucrative. Comment protéger et respecter les droits et libertés des citoyens face à toutes ces menaces?

Pour rester dans un jeu à dimension éthique et collaborative ou, a minima, un écosystème durable et bien équilibré, il faut clairement trois choses.

Les règles et les moyens techniques doivent être pensés ensemble

Justice- Crédit photo, n grey, CC BY-NC-ND 2.0

En premier, on doit concevoir des lois de protection des données et des contenus numériques, aussi bien pour protéger les biens communs numériques que la vie privée du simple quidam. Nous avons le RGPD, en Europe. C’est un début.

En second, on ne peut légiférer sur les données numériques, en faisant abstraction des infrastructures de sécurité. A partir du moment où nous pouvons avoir des jumeaux numériques pour tout, il faut repenser la législation dans le cybermonde pour ce tout.

« Ce qui est illégal hors ligne devrait être illégal en ligne ». Toutefois, on ne peut ignorer que les frontières des échanges dans l’espace en ligne, ne sont pas jumelles des frontières physiques.

Il est indispensable de penser aux moyens techniques de protection et de vérification à mettre à disposition des personnes morales et physiques. Ces dernières ont le droit de pouvoir protéger globalement l’usage de leurs données numériques et de leur valorisation. Il s’agit de maîtriser aussi bien le contenu que l’accès. Sans forcément les restreindre, puisque cela peut être aussi à but d’ouverture.

Quelle que soit la plate-forme où les données pourront être stockées, il faut pouvoir les stocker avec le niveau de protection approprié, et les partager à l’identique, protection incluse, durant tout leur cycle de vie. En particulier, cela doit prévoir l’échange de données et d’identité, via des objets connectés, tout le long d’une chaîne d’interventions avec différents acteurs et systèmes.

Ubi societas, ibi jus

Les technologies autour de la blockchain sont une piste d’investigation, mais encore faut-il garantir un troisième aspect. Lequel est obtenir la cohérence entre les deux précédents. La loi et les architectures techniques et logicielles de protection ne doivent pas entrer en conflit.

Ce qui n’est pas toujours si évident. La promesse du monde numérique était de dématérialiser les échanges pour les simplifier. En réalité, l’ère numérique a non seulement introduit beaucoup de nouveaux équipements bien matériels dans nos vies, mais aussi de nouvelles complexités et de nombreuses failles de sécurité.

Nous pouvons avoir la volonté et les moyens de les résoudre, mais cela ne pourra pas se faire sans approche systémique et globale de la sécurité appliquée aux données pour tout nouveau produit et/ou service numérique mis sur le marché. La législation va devoir s’adapter de pair avec les technologies, aussi bien dans les textes, que dans les outils.

« Ubi societas, ibi jus » dit la maxime. Le droit est consubstantiel de la société. Si nous bâtissons des smart building (bâtiments intelligents), des smart cities (villes connectées), des smart industries, avec des jumeaux numériques des machines, à l’aide de capteurs, et que nous envisageons à présent les jumeaux numériques humains, dans des Cyber Physical system of systems, il nous faut de nouvelles lois et de nouveaux dispositifs pour les appliquer, approuvés par le plus d’états possibles.

Nous devons retravailler les règles du jeu.

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