Oubliez les licornes, vive les blattes!

- Image from page 6 of "Cockroaches and their control" (1937) Internet Archive book image

- Image from page 6 of "Cockroaches and their control" (1937) Internet Archive book image

– Image from page 6 of « Cockroaches and their control » (1937) Internet Archive book image

Ceci n’est pas un billet d’humeur. Mais un questionnement qui me taraude depuis la publication de la liste des sociétés du Next40. Pourquoi un des principaux critères du choix public reposerait-il sur le montant des levées de fonds privés ? Pourquoi convaincre des investisseurs garantirait-il, au-delà d’un potentiel succès financier, la durabilité et l’équité d’un modèle et une proposition de valeur équilibrée ? Puis des startups m’invitent à des présentations en soulignant leur importance par un « en cours de levée de fonds ». En réalité, l’argument ne me semble pas si pertinent pour juger de la valeur.

Outre-Atlantique, on commence à investir dans d’autres bêtes que celles qui font des levées de fond fantastique. Les cockroaches, autrement dit, les cafards. Ce sont des valeurs sûres, capables de survivre aux crises et qui autofinancent leur progression. C’est parce qu’elles font la preuve de leurs capacités à produire et survivre que l’investissement suit. Pas le contraire. Dans l’article suivant, j’explique pourquoi cela me paraît plus logique.

Les investisseurs, des explorateurs d’innovation ou des gestionnaires de risques financiers?

Unicorn And Narval – museum museorum source

Pour mémoire, la caractéristique principale d’une licorne, c’est qu’elle plaît aux investisseurs. Elle est valorisée plus de 1 milliard en levées de fonds diverses sans être encore entrée en bourse. Parce que de nombreux investisseurs partagent la croyance à un potentiel au-delà du milliard en revente d’actions. Bien sûr, s’ils se trompent, ils peuvent perdre beaucoup.

Un investisseur, par définition, cherche à maximiser ses gains financiers en réduisant ses risques. Ce n’est pas tout à fait un chercheur d’idées nouvelles pour transformer le monde. C’est quelqu’un qui place son argent dans des sociétés en devenir en espérant un gain conséquent. On peut présumer qu’un investisseur – surtout un capital risque – est capable de déterminer le potentiel financier et la robustesse d’un plan d’affaires. En raison du nombre de dossiers qu’il traite et des relations multiples avec des analystes et des entreprises. Il peut établir des comparaisons, identifier des tendances. Cela ne signifie pas qu’il reconnaîtra l’intérêt d’une proposition réellement nouvelle. Il peut soutenir une innovation. Certes, si elle promet des profits à court ou moyen terme, mais pas forcément au profit de tous.

Les investisseurs sont plutôt des gestionnaires de risques financiers. Ils ne questionnent pas toujours la pérennité des entreprises ni le partage de valeur pour toutes les parties prenantes. Ce n’est pas raisonnable d’attendre de tous les investisseurs une responsabilité sociétale et environnementale. Leur objectif étant le profit, ils s’alignent plus à la doctrine de Milton Friedman, cf. son article de 1970. Celui qui prônait que «l’entreprise a pour seule responsabilité d’accroître son profit ».

Pourquoi faire confiance aux investisseurs est-il un pari risqué ?

Si c’est trop beau pour être vrai, ce n’est probablement pas vrai.

Bernard Madoff, investisseur célèbre ....

A l’heure du changement climatique, pouvons-nous oser la phrase de Friedman avec la perspective de toutes les parties prenantes ? Le poids des levées de fonds privés dans la sélection par l’état des potentiels leaders technologiques de demain est questionnable.

D’une part, on restreint l’angle de vue à la perspective économique seulement et en plus celle des investisseurs. Elle ne s’inscrit pas sur la durée. La logique des capitaux-risque ainsi qu’évoquée ce n’est pas d’alimenter et supporter une vision d’une stratégie équilibrée pour l’avenir. C’est tabler sur le fait que dans un avenir pas trop lointain, ils pourront retirer leurs mises avec un gain. On peut s’interroger donc sur la perspective économique à plus long terme. Si la société peut être rachetée avec un gain significatif, même par des concurrents étrangers, cela va aussi dans le sens des investisseurs, a priori.

D’autre part, pourquoi cette fascination pour les licornes de la part de l’Etat ? Les licornes n’ont pas toujours de résultats concrets à montrer et certaines sont surtout des promesses.

Souvenons-nous des paroles de Steve jobs qui reste pour beaucoup un guru de la nouvelle économie du numérique. « Dans ma vie j’ai eu beaucoup de chances, je ne me suis trompé qu’une fois sur deux ». Une personne l’ayant beaucoup pratiqué rajoutait une phrase un peu moins élégante. « C’était quelqu’un qui tirait la chasse d’eau rapidement sur ses échecs, ce qui les faisait vite oublier ». On peut penser que les investisseurs auront autant de chances que Steve jobs dans leur sélection des « leaders technologiques de demain ». Ils ne se tromperont qu’une fois sur deux.
De plus, méfions-nous des levées de fond trop grosses, elles peuvent conduire à des effets de gel de la décision.

Les investisseurs souffrent aussi de l’effet de gel de la décision

Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens

Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens

Plus les investisseurs parient, moins ils ont envie de retirer leur mise avant une entrée en bourse fracassante. Souvent repoussée quand les dettes dépassent les chiffres d’affaires ou que le chiffre d’affaires est inexistant face aux mises. Le retour sur investissement tant attendu tardant, on assiste même à un gel de la décision.

Cet « effet de gel » consiste à s’accrocher à une décision initiale alors qu’elle est devenue désavantageuse. Kurt Lewis (1947) a été le premier à montrer certains travers des pièges de la décision. Il n’est pas le seul. Je conseille à ce sujet de lire le très excellent livre « petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens » de Robert-Vincent joule et Jean-Léon Beauvois, il ne se démode pas ! En particulier, lisez le cas de management absurde de l’expérience de staw menée en 1976. Les résultats obtenus « montrent, en effet, qu’après avoir pris une décision – qu’elle soit justifiée ou qu’elle ne le soit pas, là n’est pas notre propos – les gens ont tendance à la maintenir et à la reproduire, quand bien même elle n’aurait pas les effets attendus. C’est-à-dire à quel point l’effet de gel est tributaire de l’acte même de décision et non des raisons

Donc les investisseurs peuvent rester sur des choix dans lesquels ils ont préalablement investi sans pour autant qu’ils s’avèrent judicieux. D’ailleurs, plus ils auront investi et plus nombreux ils auront été à le faire, plus chacun hésitera à se dédire.

Enfin les investisseurs sont des gens qu’il faut séduire et rassurer. Comme tout client, certes, mais vouloir faire à tous prix faire rêver les investisseurs a de terribles effets pernicieux.

Pourquoi le côté « paillettes » des licornes est dangereux ?

Licorne à paillettes

Disons-le tout de suite, les compétences techniques ne suffisent pas à séduire la plupart des investisseurs. Qu’ils soient attentifs aux compétences comportementales des dirigeants et fondateurs, c’est normal. Même des startups ont besoin d’une gouvernance adaptée pour passer certains caps de développement et arbitrer sur des décisions stratégiques. Les capacités de leadership et de communication de l’équipe de direction sont des ingrédients du succès à ne pas négliger. Mais ils ne sont pas les seuls !

Un pitch bien fait sur la forme ne doit jamais faire oublier le fond d’une proposition de valeur. A qui s’adresse-t-elle ? Qu’est-ce qu’elle apporte comme valeur à ses cibles ? Quelles ressources et processus sont indispensables pour délivrer ? Comment établit-on une différenciation ? Comment va-t-on pousser l’offre et la faire évoluer ? Arrêtons-là, mon propos n’est pas de décrire ce que doit contenir un business model. Toutefois, ce qui est certain c’est que ni les technologies, ni les capacités de communication, ne suffisent au succès.

On s’indigne – à retardement, cela date de mars 2019 – des résultats de l’étude de la société d’investissement londonienne MMC. Sur 3000 startups européennes, elle montrait que 40% déclarant faire de l’Intelligence Artificielle n’en faisaient pas du tout. Quoi d’étonnant ? Les analystes promettent une croissance à trois chiffres du marché de l’IA. On comprend que les startups s’habillent de paillettes pour séduire les investisseurs.

En réalité, s’indigner sur le fait qu’elles fassent ou pas de l’IA n’est pas le bon propos. Car une étude d’IDC montre que les projets d’IA ne sont pas toujours des francs succès. La vraie question dès lors n’est pas la technologie. Mais bien les cas d’usages et ce qu’ils apportent, à qui, pourquoi. Quand les investisseurs misent essentiellement sur des études prédisant le boom de certaines technologies, on entre dans une boucle. Des prophéties auto-réalisatrices et des courses à l’échalote qui conduisent à des effondrements prévisibles.

Ceux qui résistent à l’échec ont plus d’enseignements à donner que de promesses

les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent.

A priori Henri Queuille, ancien président du Conseil sous la IVe République mais phrase reprise avec des variantes par beaucoup d'hommes politiques

On a fait grand cas d’uber comme un des « disrupteurs » de la « transformation numérique ». Mais uber n’a jamais été le résultat d’une innovation technologique. C’est une société qui a prospéré sur une insatisfaction client, à laquelle il a été apporté une réponse. Ensuite, le modèle a créé d’autres formes d’insatisfactions, d’où une pérennité questionnable. Toutes les parties prenantes n’ont pas été incluses dans l’équation.

Beaucoup de startups oublient simplement que le rôle d’une entreprise ce n’est pas uniquement de faire du profit. C’est d’abord de créer de la valeur et la répartir intelligemment entre tous les acteurs concernés par l’offre pour que celle-ci puisse prendre sa place dans l’arène concurrentielle. Dans cette répartition de la valeur créée, il faut savoir capter et s’approprier suffisamment de valeur pour couvrir ses coûts et générer un profit. Mais sans répartition de valeur, il n’y a pas de durabilité. Or la première brique d’une construction durable, c’est un client satisfait de vous plutôt qu’un investisseur qui croit en vous.

Le fait de focaliser sur les réussites en ignorant les échecs, c’est le biais du survivant. Magistralement présenté dans une conférence tedex par Thomas Durand. C’est aussi encore une affaire de rêve et de séduction. C’est toujours plus valorisant de dire qu’on s’inspire des réussites que des échecs.

Mais d’une part, répliquer le modèle d’une réussite ne garantit rien, quand il y a beaucoup de suiveurs. D’autre part, les échecs sont souvent beaucoup plus riches d’enseignements que les réussites. Surtout quand ils ont été surmontés pour aboutir à des modèles viables. J’entends par là des modèles économiques qui tiennent la route sans être portés à bout de bras par des investissements. C’est le cas des « blattes ».

Les blattes sont moins sexy que les licornes, mais elles sont résistantes

Cafard

Les blattes, c’est la traduction littérale de cockroaches. Certains préfèrent le terme «cafards», mais il n’est pas plus engageant. Difficile pour faire moins rêver que de substituer à une licorne un cafard. Mais la parabole du cafard et de la licorne, c’est un peu celle du lièvre et de la tortue. Car qu’est-ce qu’une start-up « cockroach » outre-Atlantique?

C’est une société sans fantasme de succès fantastique qui construit et conforte quotidiennement sa croissance sur le long terme. Les fondateurs sont des travailleurs acharnés avec une ligne de mire claire. Privilégier la profitabilité aux dépenses, survivre longtemps sans investisseur, construire un vrai produit ou service avec de vrais clients, diminuer les coûts inutiles, générer de la trésorerie, s’adapter au marché, se préparer à survivre aux crises. En d’autres termes, c’est un investissement plus sûr et moins risqué que les licornes. Pour en savoir plus, on peut lire l’article de Jeffrey feldberg, très détaillé sur les caractéristiques des startups cockroach.

Le nom cafard a le mérite d’être clair : oublier paillettes et promesses, on parle survie en milieu hostile.

Depuis quand les blattes existent ? On aurait tendance à répondre depuis toujours, et elles vont rester là pour un moment encore. Car la survie, c’est leur caractéristique principale. Mais depuis quand les investisseurs s’y intéressent, c’est autre chose. Depuis au moins quatre ans peut-on répondre, voire plus.

Cet article de techportfolio.net a essayé de retracer l’origine du nom, de Dave Mc Clure cité dans un article de 2013 de Wired, en passant par David Cummings, ou Catherine Fake (“The Age of the Cockroach”) en 2015 . En tous cas, l’idée s’est répandue et outre-Atlantique, on a changé les règles du jeu. Le « business insider » titrait en avril 2016 « Forget unicorns — investors are looking for ‘cockroach’ startups now” .

Un portefeuille d’investissement se doit d’être équilibré

Certes, le point de vue amusant ici, c’est que « chasser les coackroaches » est encore une approche d’investissement. Alors serais-je en contradiction avec le début de l’article ? Non. J’alerte sur le fait que les investissements dans une start-up ne sont pas une garantie de solidité. L’investissement est plus sûr, quand une start-up a déjà fait la preuve de sa résistance sur les critères des blattes.

Car un cafard peut même devenir licorne.

Toutes les licornes ne sont pas non plus des fantasmes, certaines sont solides. Encore faut-il évaluer cette solidité sur les bons critères, pas sur des promesses. On peut s’autoriser une part de risque, d’intuition. Mais on ne bâtit pas un portefeuille d’investissement gagnant uniquement sur des gros risques. En principe, on équilibre.

Le discours du « venez nous voir, nous sommes intéressants, nous avons levé des fonds» est immature. Comme celui de déterminer la valeur potentielle d’une start-up en fonction de la « plus grosse levée de fonds ». Un investisseur qui construit méthodiquement et pragmatiquement son patrimoine pour l’avenir, ne ferait pas cela.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

top