Ecrire pour être vu… ou lu?

Il y a vingt ans de cela, j’ai suivi une formation pour les journalistes qui s’appelait « écrire pour être lu ». Qu’en ai-je retenu et est-ce toujours applicable pour les articles en ligne?. La réponse est : oui c’est toujours applicable, mais maintenant, on écrit pour être vu.

Mon CMS me trouve trop longue

Anthropomorphisme appliqué à mon CMS
(Image page 109 de « Les Français peints par eux-mêmes » 1853, Internet Archive Book Images)

Il y a vingt ans, il fallait faire un article centré (un seul message essentiel par article), lisible (vocabulaire accessible) et court. En plus de donner rapidement une information rigoureuse et pertinente pour les lecteurs. Avec des titres courts, pour attirer l’attention, et « uniques », pour la retenir.

Je me souviens en particulier d’un tableau indiquant le lien entre compréhension du lecteur et longueur de la phrase. D’ailleurs, mon CMS (Content Management System) aussi s’en souvient. Il m’envoie régulièrement des messages pour couper mes phrases. 20 mots c’est déjà beaucoup, alors mes phrases à rallonge… Par contre, il aime bien mes transitions.
Si j’ai peu appliqué tout ce que j’avais pourtant si bien retenu, ce qui m’a été appris reste toujours valable. Avec toutefois un raccourcissement temporel, un rétrécissement textuel ainsi qu’une réduction du vocabulaire et l’aspect visuel en plus. D’autant qu’il ne s’agit plus d’écrire pour être lu, mais pour être vu.

L’objectif étant de faire venir directement sur des publicités, ou de pousser un produit, une expertise ou des services. La notion de message contenant une information pertinente, est plus floue. Pour le reste, il faut toujours faire des textes courts et si possible avec moins de cinq minutes de lecture. Au mieux on essaiera de tout dire en 280 caractères.
Mais peut-on avancer des arguments nuancés ou étayés avec cette contrainte ? Moi qui renâclais à tout simplifier dans le vieux monde, mon cas ne s’arrange pas. D’un autre côté, un « elevator pitch », c’est moins de trois minutes.
Ce qui explique pas mal de choses sur des erreurs d’investissements, aussi…

Caricaturer demande de la finesse

Caricature abstraote

Caricature Abstraite.
Image from page 541 of « Clinical lectures on the principles and practice of medicine » (1874) Internet Archive Book Images

Les vidéos sont désormais plus appréciées que le texte, surtout si elles durent deux minutes et sont drôles. Si vous voulez faire réfléchir, passez d’abord par le rire ou la provocation. Mais justement faire réfléchir en passant par le rire ou la provocation, n’est-ce pas le rôle de la caricature ?
Donc, pour faire passer son propos, il faudrait désormais le caricaturer ? Or la caricature est un art très difficile, avec les dangers que l’on sait, trop de personnes s’obstinent à le prendre au premier degré. Ceux-là réagissent avant de prendre le temps de réfléchir. Malheureusement, ce n’est que rarement la réaction salutaire de réflexion qu’on voudrait provoquer. Certains connaissent, en France, le coût absurde de l’incompréhension.
Je ne déprécie nullement la caricature, je souligne seulement que pour être autre chose que grossière, elle demande beaucoup de finesse. Laquelle, si elle existe, s’expose à ne pas être toujours bien perçue. D’aucuns ont résolu le dilemme de manière tranchée. Ils publient des blagues… de Toto… sur des réseaux professionnels… avec un grand succès. En prétendant caricaturer quelque chose, sans le moindre risque.
Pourquoi pas ? Des milliers de likes et de partages sont plus faciles à obtenir en racontant la blague du petit dernier et en l’accolant à un titre vaguement racoleur censé illustrer une autre situation, qu’en essayant d’expliquer des énigmes mathématiques. Même si vous avez une chance d’éveiller la curiosité pour le second cas avec une belle image. Ou en titrant que seuls les individus exceptionnels peuvent résoudre l’énigme. D’autant plus si ce n’est pas le cas, il faut savoir flatter la fierté du lecteur. Seulement ce n’est pas très éthique. Cela s’apparente à du « Putaclic ».

Putaclic : « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur tout… et le reste »

Pssst … Tu connais le putaclic?
Image from page 86 of « The typography of advertisements that pay : how to choose and combine type faces, engravings and all the other mechanical elements of modern advertisement construction » (1917), Internet Archive Book Images

Le Putaclic, si vous l’ignoriez encore, c’est l’art d’attirer le lecteur avec des titres racoleurs. Afin de les diriger sur des sites où il y aura beaucoup de publicités et peu d’informations pertinentes. Peu importe le contenu derrière, dans la guerre du «marketing digital» tout est permis. Après tout, la publicité fait tourner le monde… des GAFAM. Il y a une surenchère de l’émotionnel sur les réseaux sociaux et la forme prend le pas sur le fond.

Mais au fond, que sont les réseaux «sociaux» ? A-t-on déjà oublié que Marc Zuckerberg, initialement, voulait faire de Facebook juste un réseau pour noter le physique des filles ? Est-ce assez racoleur, ça, à l’époque de #MeToo ?
La réalité des réseaux sociaux et du Web, n’est ni noire, ni blanche, ni rose. Enfin, pour le dernier, un peu quand même, comme avec l’ancien minitel.
C’est un espace de réactions plutôt que de réflexions. On y commente plus souvent à chaud qu’à tête reposée. Une vidéo qui enfonce des portes ouvertes, égrène des truismes ou une doxa sur un sujet donné, suscite plus de commentaires positifs ou de rediffusions qu’un texte qui interroge. Surtout si ce dernier utilise un vocabulaire peu accessible et des phrases longues. Toute auto-ironie ici, est à prendre pour ce qu’elle est.

Sauvée par le CMS ?

Heureusement, il existe des outils (mon CMS, par exemple) pour vous éclairer sur la lisibilité du texte que vous écrivez ! Mais pas vraiment sur la subtilité, ce n’est d’ailleurs pas aux IAs actuelles qu’on le demandera et puis, ce n’est pas une garantie de succès. Ces lieux communs énoncés plus qu’explorés, faut-il renoncer à publier sur le Web ou les réseaux sociaux autre chose que des rediffusions sans recul ou des «blagues de Toto» ?

Sérieusement, qui n’aime pas rire ?

No laughing matter – FredR
licence CC BY-NC-ND 2.0

A ce stade, on pourrait penser que je n’aime pas les blagues de Toto ou les titres racoleurs. Que nenni !

D’une part, parce que les blagues de Toto font du bien. Rire fait du bien, à vous de trouver les études qui le prouvent amplement. Même si, d’après les primatologues, le rire ne serait pas le propre de l’Homme, il le rend plus supportable. Toto a un humour iconoclaste inscrit au patrimoine francophone. D’ailleurs Topito ne fournit-il pas le «top 15 des meilleures blague de Toto, l’humour de qualité» ? C’est putaclic, mais les rédacteurs ont toujours assumé. Donc pas d’erreur sur la marchandise, quand il s’agit de faire rire pour divertir. Sur un réseau professionnel, ça se discute.

D’autre part, il existe également du contenu de qualité sur lequel on peut arriver avec des titres racoleurs, ou décalés. The Conversation, média en ligne indépendant écrit en collaboration par des journalistes expérimentés et des universitaires et chercheurs, en montre quelque chose. Derrière une forme léchée, des titres attractifs, des photos et des vidéos, il propose des développements construits et étayés. Le dernier article qui a attiré mon attention titrait : «dix conseils pour survivre pendant un mouvement de foule». Clairement, il respectait les ficelles d’un « teasing » un peu putaclic sur les bords. Et vous savez quoi ? Je n’ai pas été déçue par un contenu qui donnait à réfléchir.

Tremblez, réseaux!

La notion de «tremblement de foule», en particulier, décrite par l’auteur comme le « phénomène collectif qui se met en place spontanément lorsque la densité d’individus atteint un seuil critique situé autour de 6 personnes par mètre carré ». Je me suis demandée jusqu’à quel point nous pourrions extrapoler sur ce phénomène physique dans une sorte de réplication intellectuelle de «tremblement de réseaux».

A partir de combien de personnes relayant la même chose, et sur combien de temps, comme une nuée d’étourneaux, une foule se mettrait à suivre et relayer sans plus d’esprit critique ? Toutefois, je ne vais pas développer le point dans cet article. Je risquerais, pour reprendre Voltaire, de ne pas avoir le temps de faire court. Les Dieux du Web savent combien cela serait fatal pour être lue.

Jouer dans les règles, ce n’est pas gagné !

Mad Magazine Card Game – Mark Anderson
licence cc-by-2.0

Pour répondre au titre initial, nous sommes à une époque ou pour être lu, il faut « être vu ». C’est une règle du jeu qui existait auparavant, c’est l’objet de mon préambule, mais pas au même niveau. Les technologies l’ont portée aux nues. Certains en abusent et publient davantage pour être vus, que pour diffuser du contenu original ET pertinent à lire. Ce phénomène a dépassé la sphère des médias et du monde publicitaire pour attaquer la sphère professionnelle. Surtout avec le « personal branding » où il faut devenir une marque soi-même pour être un individu remarquable. Au sens exclusif de : pouvant être remarqué. Les recettes sont dans cinq minutes de lecture : « le guide complet en 9 étapes du Marketing Personnel ». On y est, vous êtes le media (à lire ou relire d’urgence pour une autre perspective : le livre de 2004 de Dan Gilmor, We The Media).

Dans le domaine des technologies de l’information (IT: Information Technology), nous sommes souvent inondés de jargons anglo-saxons, d’anglicismes à la mode, pour mettre en avant de supposées nouvelles méthodes ou technologies.
Parfois plus des effets marketing que de réelles avancées, ces mots-clefs du jour (ou « buzzword ») servent à mettre en avant, pêle-mêle, concepts, technologies, thématiques, activités, méthodologies, types de solutions. Il arrive que les frontières ne soient pas très claires entre ce qu’il est réellement pertinent d’associer aux mots en question, et une volonté de susciter l’intérêt, d’attirer à tous prix.

Certes, il est plus facile de gagner un lectorat quand on connait et utilise les règles du jeu. Il est aussi toujours plus agréable de lire un contenu qui a été conçu pour attirer et faciliter sa lecture, que de longues explications rébarbatives.

Un guide pour questionner la direction et se retrouver dans un dédale de buzzword

« Shoot for the moon. Even if you miss, you’ll land among the stars »
Citation d’Oscar Wilde pas très scientifique et Image de la Nasa »lunar prospector Launch »

Mais de plus en plus, on masque des aspects essentiels avec ces effets «faire tendance et court». Dont la réelle complexité organisationnelle qui est liée à la mise en place de certains types de solutions. Leur impact significatif sur la façon de travailler d’une entreprise, n’est avantageux qu’à condition d’y réfléchir à long terme. Le machine learning, après le Big Data, pourrait faire les frais d’associations trop rapides, malgré de réelles opportunités, de même que les notions d’entreprise agile ou d’environnement de travail numérique. Enfin, avant même de vouloir mettre en avant les supposés avantages de nouvelles voies d’exploration, il serait bon de rappeler dans quelle zone géographique nous nous plaçons, et pour aller où, pour s’équiper en conséquence.
Evidemment, cela demande de prendre le temps du questionnement et de l’analyse. Or un format d’article de journal est conçu pour passer une information ou une opinion, en un message essentiel et un seul. Il n’est pas prévu pour disserter d’avantages et d’inconvénients selon des caractéristiques d’entreprise ou de typologie de produits. C’est une des raisons qui m’ont poussée à écrire un «guide des solutions logicielles d’entreprise», en un livre complet, plutôt qu’une série d’articles. Même si je suis aussi en train de faire cette série avec des articles… Pas si courts, sur les raisons de ma démarche.

La question de la valeur

Je souhaitais traiter la question du « à quoi ça sert, pour quels bénéfices et pour qui ? », avant de présenter des solutions. Et ça, je ne pouvais pas le faire en 280 caractères. Ni en enchaînant des articles expliquant « les dix règles à connaître sur à peu près tout et le reste », en moins de cinq minutes.
Reste, dans ma démarche, à être « vue », pour être « lue ». Humm… c’est là où je prends un long chemin à rebours. Je pourrais même vouloir sortir des sentiers battus. Mais ceci sera un autre article.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

top