Le virus TFW s’oppose à une transformation numérique à valeur ajoutée
Il n’y a pas de transformation numérique sans celle des systèmes de management
Les entreprises doivent s’adapter à un monde en constante évolution où le numérique et les technologies de communication changent les écosystèmes. On veut désormais des méthodes qui rendent l’organisation auto-apprenante, agile et capable de s’adapter aux évolutions rapides de son environnement. Malheureusement, de nouveaux principes sont adoptés « sans prévoir de changer rapidement les systèmes de management dans lesquels ils opèrent ». Jim Womack, un des pères du lean thinking, sait de quoi il parle. Il a fait ce constat en 2017 pour les vingt ans du lean management [1].
On oublie trop que l’exigence de transformation numérique impose aussi de revoir la logique de gouvernance des organisations. En réalité, la transformation adéquate des modes d’organisations tarde à venir, car le virus TFW (Taylorisme-Fayolisme-Weberisme) sévit toujours.
Cette métaphore de virus TFW se réfère à la survivance anachronique des principes de l’école classique de l’organisation, proposés par Taylor (1911), Fayol (1916) et Weber (1924) et est présentée dans le livre «le capitalisme socialement responsable existe» de Marc Bonnet, véronique Zardet, Henri Savall, Michel Perron. Les auteurs déploraient que certains principes, utiles à leur époque, mais obsolètes voire nocifs aujourd’hui, continuent à être propagés un siècle plus tard. Il s’agit de, en particulier : la division maximale du travail, la dichotomie entre décision, conception et réalisation de l’activité, ainsi que la dépersonnalisation des postes de travail, des organigrammes, des processus, des méthodes et des règles. Ces facteurs ne contribuent plus à la performance globale durable, en raison des évolutions de l’environnement politique, social, économique. De plus, ils conduisent même à des carences de coopération menant à la destruction de valeur ajoutée.
Sans volonté de changement des systèmes de management, le numérique n’est pas LA baguette magique des transformations. Cet article s’attache à analyser ce qui doit changer et quelques pistes pour le comment.
Les « travailleurs du savoir » au 21e siècle : réalité ou fiction?
Depuis les années 90s, on a amorcé le changement vers l’économie immatérielle. Où la capacité à innover, est bien plus importante que le capital matériel, et où les nouvelles matières premières sont «le savoir, les connaissances, la créativité, l’imagination, les technologies de l’information, la capacité d’entreprendre» [2]
A vrai dire, Peter Drucker prédisait ce changement en 1959 dans Landmarks of tomorrow …
Ce chantre en management, voyait venir l’avènement d’une population de « knowledge-worker » professionnel du savoir ou spécialiste de l’information. Le capital principal de ces «travailleurs du savoir» serait la connaissance et la capacité à l’exploiter. Peu avant sa mort, en 2005, Drucker a déclaré que l’augmentation de la productivité des travailleurs du savoir était la contribution la plus importante que le management devait apporter au XXIe siècle.
De plus en plus de sociétés se sont créées autour de l’économie des services « à matière grise ». Avec des populations de salariés tous plus ou moins cadres ou étant qualifiés pour encadrer, du fait de la recherche active de ces fameux « knowledge-worker ». Mais ceci a généré, chez beaucoup d’entreprises gardant des modèles organisationnels de type TFW plusieurs dysfonctionnements.
Lesquels conduisent à la stupidité fonctionnelle, décrite dans le livre « The stupidity Paradox » de Mats Alvesson et Andre Spice.
Les organisations peinent à rendre le travail intelligent
la stupidité fonctionnelle, c’est l’inclination à réduire son périmètre de pensée sur les aspects techniques du travail, pour le faire correctement, mais sans réfléchir au but ou au contexte plus général. […]. Au lieu de réfléchir aux résultats de ce qu’ils font, les gens se concentrent sur les techniques d’exécution. Et bien exécuter consiste surtout à en créer la bonne impression […] souvent, ils font des choses qui n’ont pas beaucoup de sens
The stupidity Paradox de Mats Alvesson et Andre Spice.
Beaucoup d’organisations entretiennent la croyance profonde en la rationalité de structures et de systèmes clairement irrationnels. Elles créent également des environnements de travail qui n’incitent pas à réfléchir. Souvent, en gardant dichotomie des tâches et division du travail à la TFW, sans clarifier les finalités de l’organisation. Il n’y a aucune raison valable pour que cela augmente la productivité des « travailleurs du savoir ».
Les knowledge-worker sont par définition des gens destinés à faire des choses intelligentes. Mais des gens intelligents peuvent finir par faire des choses stupides et ne plus les remettre en question, par démotivation. Surtout si poser des questions pertinentes, mais difficiles à résoudre, est vu par le management comme un manque d’engagement, voire une perte de productivité. Du coup, des « knowledge-worker » peuvent contribuer à optimiser des processus qui n’ont pas lieu d’être, en le sachant. C’est une perte de créativité qui conduit à perdre le sens et le « pourquoi » de la coopération.
D’autre part, faire travailler en silos des personnes très compétentes, est inefficace. Elles finiront par affaiblir voire contrecarrer les initiatives et/ou projets de leurs collègues, au profit de la réussite des leurs.
Sans finalité explicite et commune, on finit par perdre le sens de la coopération
C’est le syndrome Apollo. Il a été diagnostiqué (empiriquement) dans les années 80s par le Dr Meredith Belbin, spécialiste des méthodes de cohésion d’équipe. Belbin a découvert avec surprise que des équipes rassemblant des individus hautement qualifiés et ayant des capacités analytiques supérieures à la moyenne, se révèlent, in fine, moins performantes que la moyenne [3] . Si les personnes rassemblées sont considérées comme exceptionnelles individuellement, cela ne veut pas dire que l’équipe sera brillante.
Car, collectivement, s’il n’y a pas de communication, de cadre de coordination et d’arbitrage, leurs compétences les conduiront davantage à des confrontations ou à des gels de décision. Chacun préférant travailler sur ce qui l’intéresse sans se soucier de faire avancer le groupe. Ou passer du temps «en des débats stériles ou destructeurs, essayant de persuader les autres membres de l’équipe d’adopter leur propre point de vue, et démontrant un flair pour repérer les faiblesses dans les arguments des autres ». Est-ce que des musiciens brillants peuvent naturellement, sans chef et sur n’importe quelle partition, faire un bon orchestre? En réalité, à une certaine taille, quelqu’un a le rôle de chef d’orchestre, même dans un concert autogéré [4].
Aujourd’hui, la transformation numérique en cours n’a pas apporté la fameuse libération du travail routinier grâce à l’automatisation des tâches. En tous cas, elle n’a pas mené à faire des « choses plus intéressantes ».
La technologie conduirait-elle les travailleurs du savoir vers des jobs stupides?
L’anthropologiste David Graeber souligne même que la technologie a conduit à l’apparition de jobs sans aucun sens, ou Bullshit Jobs. Ainsi 37% des employés interrogés en 2015 dans une étude au Royaume-Uni, pensaient que leur travail n’apportait aucune contribution au monde. De cette notion que David Graeber a lancée en 2013, un livre est sorti en français en septembre 2018, après cinq ans d’enquête. Une étude de la fondation Jean Jaures, parue en octobre 2018, montre qu’en France, ce n’est pas « tant sur l’utilité du travail que porte le doute, comme c’est le cas dans d’autres pays, que sur la reconnaissance de ce travail » [5].
Crise de sens ou de reconnaissance, c’est peut-être là où le plus gros enjeu de la transformation numérique se joue. Dans le fait de ne pas oublier de donner un sens au travail dans le cadre de cette transformation. Un but collectif qui impliquerait de la création de valeur pour toutes les parties prenantes rassemblées dans l’organisation pour interagir. Ce qui ne peut arriver sans mettre en place les bons modèles organisationnels pour l’achèvement des finalités souhaitées.
Des pistes pour changer les systèmes de management, pas des recettes magiques
Les organisations (au sens large : entreprise, association, communauté, …) qui sont souvent citées comme référence en termes d’adaptabilité ou d’agilité, ont toutes mis en application au moins cinq des sept principes de management suivants.
- Supprimer les fonctions de managers intermédiaires quand ils ne sont qu’un rôle de contrôle hiérarchique. En lieu et place, motiver et engager les individus. à réaliser eux-mêmes la collaboration et la remontée des informations nécessaires aux prises de décisions
- Prendre les décisions stratégiques en impliquant l’ensemble des parties prenantes avec une approche pluridisciplinaire et inter fonctionnelle ;
- Susciter l’agilité avec une dynamique orientée vers le succès du projet global de l’organisation (pour réaliser ses buts/missions) et non le succès d’un ou plusieurs individus ;
- Faire fonctionner les individus en petites équipes organiques (éventuellement temporaires) avec un leader directement impliqué. En corollaire, favoriser la mobilité entre équipes selon leurs intérêts et leurs capacités;
- Responsabiliser chaque équipe/individu avec des objectifs fixés en cohérence avec ceux des autres équipes/individus, l’ensemble étant aligné vers un but commun partagé, avec des objectifs stratégiques clairs communiqués à tous ;
- Faire confiance aux capacités des individus pour proposer de nouvelles initiatives/projets qui font sens au regard des buts de l’organisation et susciter l’envie de le faire ;
- Privilégier le contrôle de la progression vers le but commun, au contrôle des tâches des individus. Tout en fournissant un cadre minimum et léger de gouvernance. Ce cadre, dans un souci de transparence, de traçabilité et de définition des responsabilités, doit clarifier les rôles, les engagements, la déontologie professionnelle de l’organisation, et la manière de rendre compte des résultats.
Vers la voie de l’équilibre
Ces principes ne sont pas des recettes magiques. Ils reprennent quelques clés de l’agilité effective des organisations. Dont en particulier, la recherche de suppression du micro-management (contrôle excessif qui ne laisse pas d’autonomie aux salariés) voire des managers intermédiaires. L’objectif est de libérer l’initiative en rendant formellement la créativité possible dans un contexte opérationnel. Sans oublier toutefois qu’en grandissant, une entreprise se retrouve souvent avec plus de strates de contrôles qu’auparavant. Car la logique d’intelligence collective, de collaboration et d’innovation, ne fait pas toujours bon ménage avec la logique de performance et de compétition.
Il s’agit de trouver un bon équilibre dans cette nouvelle organisation du travail à venir. C’est là où les outils numériques ont tout leur sens pour contribuer à la transformation. Car ce sont des facilitateurs de communication et d’échanges d’information, si on ne perd pas le sens et le « pourquoi » de la coopération.
[1] Voir l’article de Jim womack traduit en français « En quoi le lean a échoué et pourquoi on ne doit pas l’abandonner ». Publié sur le site de l’institut lean france dans le cadre de publication sur les 20 ans du lean. https://www.institut-lean-france.fr/dan-jones-jim-womack-20-ans-apres
[2] Selon Maurice Lévy, et Jean-Pierre Jouyet dans «L’économie de l’immatériel : La croissance de demain».
[3] Management Teams – Why They Succeed or Fail, (Belbin, 1981), ISBN: 0-7506-0253-8.
[4] Un orchestre sans chef d’orchestre ? Une fausse bonne idée réservée aux petites formations… Voir l’interview de Jean-claude Casadesus dans atlantico en novembre 2011.
[5] 37% of British workers think their jobs are meaningless, Yougov, 22 Aug 2015.
Voir le livre de Graeber http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Bullshit_Jobs-546-1-1-0-1.html et l’étude de la fondation Jean Jaures : https://jean-jaures.org/nos-productions/inutilite-ou-absence-de-reconnaissance-de-quoi-souffrent-les-salaries-francais.